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Durant le trajet du retour à Kytonia, comme si les éléments avaient voulu se mettre en harmonie avec la colère qui rongeait l’esprit de Seschi, l’aïtoumi se mit à souffler de plus en plus fort. Par moments, un véritable ouragan cinglait la foule abrutie par l’alcool et le spectacle des sacrifiés jetés en pâture à la Bête. Il était parfois difficile de tenir debout.
Le jeune homme éprouvait une violente envie de vomir devant l’abjection qu’il avait découverte dans le personnage de Galyel. Comment des individus aussi ignobles pouvaient-ils exister ? Il aurait aimé l’étrangler de ses mains, lui fracasser le crâne à coups de massue, le réduire à néant. En vérité, sa religion n’était qu’un prétexte pour assouvir ses instincts les plus noirs : manipuler, détruire ses semblables, les asservir, les écraser.
Seschi rageait surtout de ne pouvoir agir. L’autre n’attendait qu’un seul faux pas de sa part. Il se moquait totalement du fait que Seschi fût le fils du roi de Kemit, le pays le plus puissant du monde connu. Au contraire, défier Djoser semblait le réjouir. Il ne risquait pas grand-chose. L’île Blanche était trop éloignée du Double-Royaume. De plus, l’Horus, sans nouvelle de leur part, avait peut-être déjà conclu à la mort de ses deux enfants. Cela, Galyel l’ignorait, mais, tandis qu’il marchait au milieu de la foule hostile ou indifférente, Seschi mesurait combien il était seul ; il ne devait compter que sur lui-même, et sur le soutien inconditionnel de ses compagnons. À ses côtés, Aria ne disait mot. Bien qu’elle ne connût pas Khirâ, sa colère épousait celle de Seschi. Galyel l’écœurait, mais que pouvait-elle faire ? La voix, le regard sombre, l’aspect impressionnant de ce roi immonde la faisaient trembler. Il semblait tout voir, percer les âmes, La sorcière de la Vallée des papillons ne s’était pas trompée : Galyel n’était pas un homme, mais un démon. Aria était partagée entre deux sentiments : lutter de toutes ses forces contre cette abomination, ou fuir sans se retourner, pour échapper à son emprise infernale. Elle avait remarqué la manière dont le minos la regardait durant la cérémonie rituelle du sacrifice. Elle avait senti son regard brûlant sur sa peau. Malgré la présence rassurante de Seschi, elle ne se sentait plus en sécurité. Elle redoutait que, dans le secret du palais, le monstre ne l’enlevât après avoir fait tuer le jeune prince par ses sbires.
— J’ai peur, déclara-t-elle à Seschi en lui expliquant les raisons de son angoisse.
Cette révélation ne fut pas pour calmer la colère du jeune homme. Quelques coups d’œil discrets sur le cortège royal qui les suivait à peu de distance lui confirmèrent les inquiétudes de la jeune fille. Seschi comprit alors que Kytonia s’était transformée en un piège sournois dont ils ne pouvaient plus sortir. Galyel avait deviné en lui un homme courageux, qui ne le redoutait pas, et il n’aurait de cesse de s’être débarrassé de lui, sous un prétexte ou un autre. En vérité, il était venu se jeter lui-même dans la gueule du loup. Il aurait dû s’introduire dans cette cité infernale déguisé en marchand, et agir dans l’ombre. Mais comment aurait-il pu deviner à quel point l’âme du roi était noire ?
L’orage qui couvait depuis la fin de la cérémonie explosa lorsque la foule pénétra dans la cité. Un orage sec, sans pluie. Des éclairs fusèrent, illuminant la ville et la baie de lueurs éblouissantes. Galyel y vit sans doute la satisfaction d’Ouranos. Seschi l’interpréta comme la fureur des dieux, une fureur qui reflétait la sienne. Les grondements infernaux du tonnerre n’empêchèrent pas les citadins de se livrer à la débauche infernale qui suivait traditionnellement le sacrifice. Tandis que des farandoles d’hommes et de femmes nus se déployaient dans les ruelles, Seschi, Aria et leurs compagnons regagnèrent le calme relatif de leurs appartements. Depuis la terrasse où ils s’étaient réfugiés, les deux jeunes gens contemplaient les cohortes de corps ruisselants de sueur déambuler et tituber. La lumière verdâtre de la foudre les figeait dans des poses grotesques ou obscènes, telles des statues éphémères que la nuit avalait l’instant d’après. Des silhouettes prises de boisson levaient les bras vers les cieux en hurlant. Peu à peu, les gardes eux-mêmes finirent par se mêler à la folie ambiante, relâchant leur surveillance, s’égaillant dans la ville à la recherche de femmes plus ou moins consentantes.
Seschi songea un moment à mettre à profit ce laisser-aller passager pour retourner jusqu’à la Vallée maudite. Mais le gros de ses forces se trouvait à bord de l’Esprit de Ptah. Il ne disposait que d’une trentaine de guerriers ; c’était insuffisant pour affronter la centaine de soldats laissés sur place par Galyel. Leur chef, le sinistre Morokh, avait été prévenu d’une intervention possible et l’attendait sans doute de pied ferme.
Aria en aurait pleuré de dépit. Elle ne savait que faire pour l’aider, sinon se blottir contre lui pour l’assurer de sa tendresse. Mais Seschi n’avait pas envie de faire l’amour. Ses pensées le ramenaient sans cesse à Khirâ. Elle était dans l’antre du monstre, et il ne pouvait rien faire pour la sauver. La prédiction de la prophétesse lui semblait à présent totalement dénuée de sens. Comment lutter contre un royaume tout entier ?
Et pourtant, il devait détruire Kytonia. Il ne pouvait laisser ce roi démoniaque poursuivre ses crimes. Il lui fallait trouver un moyen de sauver Khirâ, ou de la venger. Une boule de feu lui rongeait les entrailles. Il aurait voulu cracher sa haine, frapper jusqu’à ce que le bras lui en tombe. Les roulements de l’orage s’accordaient à sa rage. Il attendait qu’explosent les nuages noirs emportés par l’ouragan, qui parcouraient, comme un troupeau de bêtes sauvages, le ciel bas et menaçant, assombri encore par le crépuscule. Mais la pluie ne venait pas. Une odeur d’ozone flottait dans l’air affolé, mêlée à des senteurs marines et aux relents pestilentiels émanant de la ville.
Peu à peu, une impression étrange envahit Seschi. Les citadins se livraient à la plus invraisemblable des orgies. Les gardes du palais disparaissaient les uns après les autres, répondant aux appels des femmes. Galyel lui-même s’était entouré de ses favoris et d’une douzaine de filles dévêtues. Seschi avait pu constater qu’il avait absorbé une quantité impressionnante de ce vin étrange à la consistance pâteuse. La folie qui avait présidé aux rites du sacrifice s’était répandue dans la ville. Peu à peu, la colère de Seschi fit place à une excitation intense. S’il devait agir, ce ne pouvait être que cette nuit. La tempête serait sa complice. Il appela Khersethi et lui exposa son idée.
— C’est de la démence, Seigneur. Nous ne sommes qu’une poignée.
— Si nous libérons les esclaves, nous ne serons pas seuls.
— C’est exact, mais si nous échouons, nous serons tous massacrés.
— De toute manière, c’est le sort qui nous attend. Une fois remis de son ivresse, Galyel trouvera un prétexte pour me tuer.
— Le prince Seschi a raison, confirma Aria. Nous devons agir cette nuit.
— Ordonne et j’obéirai, Seigneur, répondit le capitaine.
Seschi le prit par les épaules.
— Voilà ce que tu vas faire.
Vers le milieu de la nuit, la moitié de l’équipage de l’Esprit de Ptah pénétrait furtivement dans le palais royal. La petite troupe, forte d’une cinquantaine d’hommes, se dirigea vers les fosses où étaient emprisonnés les esclaves. Seschi ne s’était pas trompé : Galyel était tellement persuadé d’inspirer de la terreur aux autres qu’il n’avait pas imaginé que Seschi pourrait le défier dans son propre palais. Tandis qu’il se livrait à ses excès, il imaginait son jeune adversaire terré dans ses appartements.
Le seul obstacle auquel ils se heurtèrent fut une phalange d’une dizaine de gardes. Ils tentèrent de résister, mais Seschi ne leur laissa aucune chance. Ces hommes ne lui inspiraient que mépris. Des dagues aiguisées sifflèrent, imparables. La massue incrustée de silex acheva les survivants. En quelques instants, les gardes gisaient sur le sol, égorgés, ou le crâne éclaté. À présent, il n’était plus question de reculer. Après avoir dissimulé les corps, Seschi et ses compagnons se précipitèrent vers les fosses. Des échelles rudimentaires permettaient aux prisonniers de sortir de leur trous humides. Les Égyptiens eurent tôt fait de les mettre en place. Stupéfaits, les esclaves les contemplèrent comme s’ils étaient en train de rêver. Seschi s’adressa à eux en égyptien, puis Thefris traduisit ses paroles.
— Esclaves de Kytonia, cette nuit, vous pouvez reprendre votre liberté. Il n’y aura jamais de meilleure occasion. Le roi et ses sujets sont ivres. Nous avons tué les gardes qui vous surveillaient. Mais attention ! Il va falloir vous battre. Nous savons où les Kytoniens entreposent leurs armes et nous allons nous en emparer. Que ceux qui désirent combattre à nos côtés nous rejoignent !
Il y eut un court instant de flottement, puis, dans toutes les fosses, une marée humaine se précipita vers les échelles. Les guerriers égyptiens durent intervenir pour aider leurs nouveaux alliés à sortir. Hommes et femmes, enfants comme vieillards, tous voulaient quitter les lieux. Un jeune individu aux yeux luisants s’approcha de Seschi.
— Qui que tu sois, Seigneur, sois remercié pour ton aide. Dis-nous seulement où se trouvent ces armes.
— Suivez-moi !
Thefris avait repéré, la veille, une caverne située à l’autre extrémité de l’enceinte royale, où des soldats fabriquaient des arcs et des flèches. Il avait constaté que les soldats venaient là entreposer leurs armes. Un raz de marée humain traversa le palais, culbutant les quelques gardes qui s’y trouvaient encore, En quelques instants, la garnison fut investie, et les rebelles s’emparèrent des armes disponibles, casse-tête, lances, poignards et glaives de silex ou de cuivre, arcs, et même quelques antiques projecteurs de flèches qu’utilisaient encore les chasseurs des montagnes.
Parmi les prisonniers, un petit groupe s’assembla autour de Seschi. Étonné, il leur demanda ce qu’ils voulaient.
— Seigneur, nous te reconnaissons, tu es le prince Nefer-Sechem-Ptah, le fils de l’Horus Neteri-Khet.
— Et vous ?
— Nous sommes les compagnons du seigneur Tash’Kor. Lui et le seigneur Pollys ont été emmenés hier. Ta sœur, la princesse Khirâ, était avec eux. Je crois qu’ils étaient destinés à être sacrifiés à leur divinité maudite. Sais-tu ce qu’ils sont devenus, Seigneur ?
— Ils ont été livrés à leur dieu, en effet. Nous devons les venger.
— Alors, Seigneur, permets-nous de combattre à tes côtés.
— Notre vie t’appartient, Seigneur, insista une jeune femme. La princesse Khirâ est notre reine. Donne-nous l’occasion de nous battre pour la sauver !
Les autres renchérirent avec véhémence. Ils étaient une quarantaine, ce qui restait des prisonniers chypriotes capturés. Seschi leur fournit lui-même des armes, puis les entraîna à l’intérieur du palais. Celui-ci était désert, hormis une trentaine de gardes, alertés par le tumulte, et déjà pris à partie par les esclaves libérés. Ils n’eurent pas le temps de réagir. Ivres de haine envers leurs tortionnaires, les prisonniers les massacrèrent avec férocité. Tandis que Seschi restait en arrière avec ses compagnons, la marée humaine se répandit dans la ville, bousculant les premiers citadins, qui furent égorgés ou éventrés sans comprendre. On jeta des torches dans les maisons. Des nattes s’embrasèrent, des incendies éclatèrent, ajoutant à la folie ambiante. Un peu partout explosèrent de terribles affrontements. Les esclaves n’avaient plus rien à perdre. Les citadins ivres s’enfuyaient devant ces démons surgis du néant. Seuls les gardes parvinrent par endroits à s’organiser et à riposter. On se battait partout, dans chaque rue, chaque ruelle, presque chaque maison.
Seschi ne s’était pas trompé en comptant sur la haine accumulée par des années de captivité. Un chaos invraisemblable avait pris possession de la ville. Profitant de la confusion, le jeune homme se dirigea vers les appartements du roi. Il escomptait s’assurer de sa personne pour exiger la libération des sacrifiés. Lorsqu’il arriva, les lieux étaient déserts. Pris au dépourvu par la révolte des esclaves, Galyel avait tenté de rameuter ses gardes, mais la plupart d’entre eux s’était dispersés dans la cité. Ceux qui restaient avaient été massacrés sans pitié. Les idées obscurcies par le vin, ivre de fureur, Galyel avait dû fuir le palais pour éviter d’être tué.
Seschi lâcha un juron effroyable et explora l’endroit. La chambre empestait les vomissures et les excréments. Une fille éventrée gisait sur le lit souillé du nomarque. Écœuré, Seschi se dirigea vers elle, mais ne put que constater sa mort. Un courtisan abruti ronflait, écroulé dans un coin, indifférent à ce qui se déroulait autour de lui. Une porte épaisse attira l’attention du prince. À l’aide d’un énorme coffre de bois massif, il la fit enfoncer.
— Seschi, regarde ! dit Aria qui était entrée la première.
De l’autre côté s’ouvrait une pièce sombre qui abritait les trésors de Galyel. Il y avait là des coffrets remplis d’or, d’argent, de bijoux, de tissus fins, des statuettes, des poteries. La jeune femme plongea les mains dans un récipient de faïence rempli à ras bord de turquoises.
— C’est le trésor qu’il a accumulé par ses pillages, explosa-t-elle. On ne peut pas lui abandonner tout ça !
Seschi n’hésita pas un instant.
— Emparez-vous de tout, rugit-il. Qu’il ne lui reste rien !
Ses compagnons se firent un plaisir de lui obéir. En quelques instants, les joyaux, pectoraux, colliers d’argent et d’or, pierres précieuses, turquoise, cornaline, malachite, lapis-lazuli, tout fut glissé dans des sacs de cuir ou des coffres. Puis Seschi ordonna de regagner le port, où l’Esprit de Ptah avait abordé en fin de journée. Chemin faisant, il tenta de faire le point malgré les rafales de vent qui soufflaient sur la cité livrée au chaos.
Il n’espérait plus désormais rattraper Galyel. Celui-ci avait dû trouver refuge dans une garnison, et organisait une riposte. Il valait donc mieux rompre le combat avant d’être pris au piège. Les Égyptiens n’étaient pas assez nombreux pour tenir tête à l’armée royale. En revanche, Galyel allait sans doute ordonner à Morokh de ramener ses guerriers de la Vallée maudite. Peut-être alors serait-il possible de retourner là-bas et de délivrer les prisonniers. Mais pour cela, il fallait encore accentuer la confusion. Une nouvelle idée avait germé dans son esprit. Lorsqu’ils arrivèrent devant l’Esprit de Ptah, il s’adressa à Khersethi.
— Tu vas charger le butin sur le navire. Ensuite, tu prendras avec toi le groupe des Chypriotes, dix de nos meilleurs guerriers, et tu t’empareras du Cœur de Cypris.
Il lui indiqua l’endroit où il avait repéré le navire de Tash’Kor et poursuivit :
— Les Chypriotes sont trop nombreux pour qu’on les prenne à bord. Nous allons récupérer leur bateau, dont tu prendras le commandement. Ensuite, tu m’attendras. J’ai encore quelque chose à faire ici.
Malgré son jeune âge, il était difficile de résister à sa fougue. Khersethi avait l’impression de se trouver devant son père, quelques années plus tôt, lorsqu’il combattait les troupes de Meren-Seth.
— Sois prudent, Seigneur ! dit-il.
Seschi emmena avec lui une vingtaine de soldats commandés par Hourakthi et se fondit dans la nuit. L’orage n’avait pas faibli. En plusieurs endroits, dans la cité, sur la presqu’île, et sur les montagnes environnantes, la foudre avait embrasé des arbres et des demeures, ajoutant au climat d’apocalypse. Une clameur faite de hurlements de douleur et de cris de panique provenait de la ville. Livré aux esclaves, le palais royal était la proie des flammes. Seschi se dirigea vers la presqu’île, dominée par une haute colline.
À peu de distance du port s’étendait un vaste pré au milieu duquel était enfermé le troupeau royal. Sur l’ordre du jeune homme, les guerriers avaient apporté des cordes, des fagots de bois et quelques jarres d’huile prélevés dans les entrepôts. En quelques instants, les cordes furent liées aux cornes des vaches. Puis on fixa à chacune un fagot de bois que l’on imprégna d’huile.
Dans la cité, la panique était à son comble. Attaqués, massacrés par les esclaves ivres de colère, les habitants étaient persuadés qu’un ennemi inconnu avait débarqué pendant la nuit et mettait la ville à sac. La vue des agresseurs en armes, originaires de tous les coins du monde, confirma cette impression. Mais le minos Galyel avait compris ce qui s’était passé. Un garde rescapé lui avait raconté comment le prince égyptien avait libéré les prisonniers, avant de leur ouvrir le magasin des armes. Fou de colère, Galyel, après avoir fui le palais, avait trouvé refuge dans un bastion situé sur la route du sud. Là, il avait su rassembler sa garde éparpillée, promettant les pires châtiments à ceux qui se défileraient. Il était trop tard pour faire revenir Morokh et ses guerriers. Mais ses soldats étaient assez nombreux pour repousser et écraser ces chiens d’esclaves. Malheureusement, les armes avaient été emportées par les rebelles. La lutte promettait d’être dure.
— C’est ce chien d’Égyptien qui est responsable de tout ! hurlait-il. Il faut le capturer vivant. Je veux le voir mourir à petit feu.
Il lui ferait payer son crime très cher. On l’avait informé que le trésor royal avait été pillé. Il en écumait de fureur. Jamais il n’aurait dû accueillir ce misérable. Il aurait dû le broyer, le donner à bouffer aux porcs, le… Galyel manquait de s’étouffer tant sa rage était grande. Terrorisés, ses soldats et ses capitaines tremblaient devant lui. N’avait-il pas éventré, dans un mouvement de folie, le garde qui lui avait apporté la nouvelle du pillage ?
On lui apprit que les fuyards s’étaient dirigés vers le port. Ils s’apprêtaient sans doute à embarquer avec le fruit de leur rapine, mais ils n’avaient pas encore quitté les quais. Ils ne pourraient partir avant la fin de la nuit. Malheureusement, l’aube était proche. Galyel explosa :
— Il faut les rattraper avant qu’ils ne réussissent à s’enfuir !
Revêtant une tenue de combat, il prit lui-même la tête de son armée et se rua en direction du port en empruntant l’artère principale. Les révoltés, comprenant qu’ils ne pourraient s’opposer à cette contre-attaque furieuse, se replièrent et libérèrent le passage. Ne rencontrant aucune résistance, Galyel crut qu’il tenait la victoire. Il ne ferait qu’une bouchée de ce maudit Égyptien et de sa poignée de guerriers. Il imaginait déjà tout ce qu’il allait faire subir à ce porc immonde. Il mettrait un temps très long avant de mourir. Quant à la putain qui l’accompagnait, la fille de ce chien de Radhamante, elle ne serait pas en reste, elle non plus. Tant pis si sa mort déclenchait une nouvelle guerre.
Soudain, un phénomène insolite attira son attention. À la limite du port, une myriade de feux s’allumèrent en quelques instants. Il ne comprit pas immédiatement ce qui se passait. Il ne pouvait s’agir d’incendies : il n’y avait pas de maison à cet endroit. Il comprit encore moins lorsque, comme dans un cauchemar, les feux se mirent à bouger, semblèrent hésiter, puis se dirigèrent vers lui dans un grondement de tonnerre.
— Le troupeau ! Le troupeau brûle ! s’égosilla un homme près de lui, en proie à la panique.
Dans la nuit finissante, alors que le ciel pâlissait vers l’est, un spectacle hallucinant cueillit le tyran. Dans un vacarme d’enfer, les quelque cent bêtes de son troupeau traînaient chacune derrière elle un fagot de bois enflammé. Poussé par la terreur et canalisé par ces maudits Égyptiens, le troupeau se dirigeait vers la ville, vers la rue principale où il se trouvait. Comprenant enfin le danger, il voulut arrêter ses soldats. Mais ceux-ci, galvanisés par son enthousiasme et paniqués ensuite par le phénomène inattendu, marquèrent un instant de confusion totale. Galyel était pris au piège et il le savait. Il tenta de s’enfuir, mais la foule était si compacte autour de lui qu’il ne put faire plus de quelques pas, bousculant ses guerriers et quelques citadins affolés. Tandis que le grondement de tonnerre s’amplifiait d’instant en instant, des hommes churent sur le sol inégal et rocailleux, d’autres furent piétinés. Hurlant de rage et de terreur, Galyel tenta désespérément d’écarter ses soldats. En vain. Au dernier moment, il fit face au danger et une vision d’apocalypse lui emplit l’esprit. Le grand taureau blanc offert par l’Égyptien, le superbe animal qu’il voulait sacrifier dès le lendemain, fonçait droit sur lui, environné de flammes. Lui-même ne brûlait pas, mais le fagot décomposé par la course folle l’éclairait, dans cette fin de nuit, d’une auréole de lumière infernale. Il crut se trouver devant l’image du dieu Minos lui-même. Il comprit alors qu’il allait mourir. L’animal se rua sur lui sans même le voir, Galyel se protégea dérisoirement de ses bras, puis un coup de corne imparable lui pénétra le ventre. Tandis qu’une douleur insoutenable lui vrillait les entrailles, il se sentit décoller de terre, Le puissant taureau l’emporta dans sa course infernale. Il sentit ses tripes se vider sous les coups de boutoir de la bête. Puis un coup plus violent l’expédia en l’air, et il retomba sur un tas de paille qui amortit sa chute. Étonné d’être encore en vie, il porta les yeux sur son abdomen, constata qu’une masse informe et sanglante se répandait sur ses jambes, accompagnée par une souffrance intolérable. Il savait, pour avoir fait subir l’éventration à tant de condamnés, qu’il ne mourrait pas tout de suite. L’instant d’après, un nouveau choc le heurta, suivi d’une atroce sensation de brûlure. Un fagot enflammé venait de le projeter en arrière. Autour de lui la paille s’embrasa. Il hurla de douleur, de fureur, de haine, de rage. De peur. Personne ne lui accordait plus aucune attention, aucun secours. Il brûlait vif et constatait que cela faisait atrocement souffrir.
Pendant ce temps, Khersethi s’était emparé du Cœur de Cypris. Les Chypriotes avaient déjà pris place à bord, heureux de retrouver leur navire. Le capitaine avait ensuite ordonné à ses hommes de détruire les cinq autres vaisseaux de guerre de Galyel. Bientôt, la flotte de Kytonia s’embrasa, interdisant une éventuelle poursuite.
Près de son navire, Seschi, qui n’avait pas renoncé à tenter de sauver Khirâ, s’interrogeait sur la possibilité de contourner la cité pour gagner la Vallée du Minotaure. Le jour naissant lui dévoila l’étendue du désastre. Le troupeau, rendu fou furieux par le feu, avait achevé de désorganiser l’armée. Le jeune homme avait aperçu, au loin, le roi Galyel se diriger vers le port en vociférant. Le taureau blanc l’avait sans doute piétiné. Les lueurs des incendies illuminaient la ville.
Les animaux, enfin débarrassés de leur fardeau enflammé, s’étaient éparpillés dans les ruelles, achevant de semer le chaos et la terreur. Certains d’entre eux s’étaient enfuis dans la campagne, franchissant les portes de la cité. Seschi s’aperçut également que de nombreux esclaves avaient rompu les combats pour s’échapper. Sans doute trouveraient-ils refuge à Arméni. Mais tout cela ne résolvait pas son problème. Il était désormais impossible de traverser la ville. Il lui fallait pourtant trouver une autre solution.
Soudain, Hobakha le rejoignit.
— Seigneur ! Une femme est à bord, qui souhaite te parler.
— Une femme ?
— Elle n’a pas voulu donner son nom. Mais elle a quelque chose d’important à te dire.